Megumi
Elle frissonne.
On ne distingue rien sous l’étendue sombre du lac, dont le bleu tient plus du brun sale que de l’éther lumineux au-dessus d’elle. Sous la barque, Megumi devine les profondeurs aussi inquiétantes que celles du grand océan. En fermant les yeux, lui reviennent les scènes d’épouvante des tempêtes lors de la traversée depuis son île, Yamato. Combien de fois a-t-elle cru sa dernière heure arrivée ? Elle aurait approuvé de rejoindre Amaterasu et ses ancêtres, mais lorsque l’on a décidé de survivre au pire, comment accepter de mourir ensuite ? Persiste toujours l’espoir de repartir comme neuve, aussi innocente qu’un nourrisson.
Le bruit des rames qui claquent sur l’eau, le vent qui siffle son humeur colérique, les éclaboussures des vagues qui viennent lécher les bords de la coque, rien n’assombrit son désir de poursuivre sa route malgré tous les risques qui s’y profilent.
Les flots tumultueux de la grande mer intérieure malmènent la lourde embarcation chargée de ballots, de cinq hommes, six femmes, quatre enfants, deux chiens et une cage à poules. Le voyage s’annonce périlleux, surtout en empruntant ce trajet, mais il demeure le seul qui leur est offert. Le shogun a édité un ordre clair : quiconque tenterait de rejoindre les barbares tatoués se verrait pendu comme un vulgaire voleur. Face à une telle humiliation, les paysans et serviteurs ont choisi une voie détournée pour leurrer leur maître : traverser le lac immense, poursuivre le chemin à pied en terre sauvage dans une large boucle vers le sud, avec le danger d’arpenter les territoires de redoutables ennemis : les Plumes.
Mais peu importe. L’espoir d’une nouvelle existence, libre des carcans et des charges, une vie gagnée par ses propres forces, grâce à sa propre volonté, voilà ce qui porte Megumi et ses compagnons. Elle prend une grande inspiration : tout reconstruire, cette fois encore. Un renouveau digne de Sakura.
Au gré des balancements de la barque, son épaule rencontre celle d’une femme aux yeux assombris par l’âge et la fatigue. Elle tient dans ses bras un enfant de deux ans qui dort contre son sein. En voilà un que le roulis ne gêne pas. Megumi veille à ne pas s’attarder sur les cheveux doux, le petit nez humide et la bouche entrouverte. Une nouvelle image, celle d’un bébé abandonné derrière elle, de l’autre côté de l’océan, s’interpose aussitôt. Elle la rejette d’un mouvement brusque de la tête. Son enfant à elle a bien grandi. Trois années ? Quatre ? Elle perd le compte depuis que l’exploration yamato a quitté les rivages de son île. Pourtant, il serait facile de se rappeler quel est son âge, à lui, mais elle s’abstient de le penser trop fort. Ce serait amener le chagrin aux portes de ses yeux. L’espoir d’un ailleurs meilleur qui la soulève est la seule chose qui doit compter aujourd’hui.
Qu’est-ce qui a poussé tous ces gens à prendre la mer et suivre ce périple dangereux ? Elle-même n’a plus rien à risquer, excepté sa propre vie. Ni biens ni famille pour lesquels craindre le malheur, elle les a tous quittés. Même ses amies servantes n’auront pu la retenir. Avec égoïsme, encore une fois, elle part.
En face de sa place, genoux contre genoux, une gamine tout juste pubère la considère de ses grands yeux en amande. Ses cheveux noirs retombent en mèches ternes autour de son visage encore rond de l’enfance. Meg lui sourit et porte son regard vers les vastes flots. À combien se trouvent-ils de la rive ? On pourrait vraiment se croire en pleine mer tant les sapins paraissent lointains et flous sous la brume.
— Pourquoi pars-tu, toi ?
Meg sursaute. La jeune fille a jeté cette question sans préambule, poussée par la curiosité.
Pourquoi ? Elle ne sait que trop bien ce qui un jour l’a décidée à quitter son pays et s’aventurer aux antipodes de sa vie : la fuite. Être prête à tout abandonner pour l’inconnu le plus total, elle l’a accompli et le répète aujourd’hui.
Au lieu de répondre, elle sourit et baisse les yeux, dans l’attitude déférente qu’elle adresse aux samouraïs qu’elle sert depuis trois ans.
— Je voulais tenter ma chance ailleurs, voir si je peux trouver ma place après de la magie de ces Pierres. Et toi ?
La fille sourit en montrant ses dents. Cette traversée doit lui paraître une aventure. Sa chemise de paysanne flotte autour de ses bras maigres.
— Père et Mère ont décidé que c’était mieux ainsi. Ils disent qu’on pourra vivre pour nous là-bas, et pas pour ces orgueilleux samouraïs.
Un sifflement l’interrompt. Elle jette un œil à sa mère qui fronce les sourcils, et rougit. Mais rapidement, son intérêt l’incite à poursuivre ses questions :
— Et toi, tu étais servante ? Tu vivais au Château ? C’est vrai que certains ont de grands pouvoirs ?
Un deuxième sifflet. Meg cille, amusée, puis se reprend. Oui, elle vivait au Château qui n’était qu’un assemblage de papier de riz laissant passer les courants d’air. Eh oui, elle s’est habituée à cette réalité de tentes, de boue et de froid. Elle a enduré sans trop de peine la faim et le dur labeur. Elle a écouté d’une oreille les ordres et les remontrances des samouraïs, du général au simple messager. Une existence qu’elle n’a jamais souhaitée et il est temps de choisir pour elle-même.
— J’ai entendu parler de Cromlech, après la bataille, explique-t-elle. La vie là-bas ne peut qu’être différente de ce qu’on connaît. Tout semble possible auprès d’un endroit aussi magique.
Sa réponse suffit, la jeune fille hoche la tête.
Ce jour-là, après la bataille, une large troupe de soldats, menée par le terrifiant Kondo, revint avec des blessés, striés de sang et de terre. Yorimasu-san, lui-même, tenait fermement son bras contre sa poitrine. Takari, lui, n’est pas réapparu, pourtant personne ne l’avait vu mort.
— Oui, nous avons entendu la même chose, renchérit la fille. Je me demande de quoi il peut avoir l’air, ce cercle de pierres. Est-ce que c’est aussi grand qu’on le dit ? Et qu’il jette des éclairs bleus ?
Ah les rumeurs ! On entendait de tout depuis ce jour. On racontait que Takari était resté avec les barbares et s’était uni avec une guerrière bleue. Qu’ils avaient fondé un village au pied d’un éperon rocheux, au bord du lac. Et qu’au sommet de cette colline, se trouvait un cercle de pierres, apparu par magie lors de la bataille.
— Je sais juste ce que les soldats disent, confirme Megumi. Que le sol a tremblé. Que les rochers ont surgi de terre sous les ordres d’une femme barbare aux cheveux d’or.
Elle en frissonne encore, entre crainte et excitation. Les kamis ont-ils béni cet endroit envoûté au nom d’Amaterasu ?
— C’est vrai ? Qu’est-ce qu’ils ont raconté d’autre ?
Le soir autour du feu et du saké, elle a supporté leurs haleines avinées et leurs mains baladeuses, tant il lui fallait savoir si ce rêve en valait la peine. Devant la curiosité de la gamine, Meg s’attendrit. Pourtant, Il vaut mieux que les espoirs ne soient pas trop grands parfois alors elle modère son propos :
— Ils m’ont aussi expliqué combien certains ont payé cher leur tentative de partir là-bas.
Le minois de la gamine se ferme. Meg voudrait se raviser et s’en abstient. C’est mieux ainsi.
Les premiers qui ont essayé de quitter le shogun pour rejoindre le village nommé Cromlech revinrent menottés et furent fouettés et lynchés. Le visage et le dos striés de sang, les chefs les ont laissés attachés à des poteaux au milieu du camp. De quoi refroidir la piétaille et les paysans. Cela ne découragea pourtant pas les affamés, les valets sans le sou et les servantes qui n’avaient plus rien à perdre. Comme elle. Ou cette famille. Alors le shogun a menacé de pendaison tous les prochains déserteurs, peu importe leur statut, du plus haut gradé samouraï au simple troufion, du ferronnier envié au porcher méprisé.
Et dans ce bateau, chacun est parti avec cette crainte pesant sur ses épaules.
— Je m’appelle Megumi, énonce-t-elle, radoucie.
— Junko, jette la fille qui se détourne vers l’eau.
Le silence s’installe, envahi par le son des vagues contre la coque et le souffle des rameurs. Meg s’étonne comme l’équipée reste calme. Ont-ils peur de faire du bruit ? Qui cela alerterait-il ? Le camp des Yamatos demeure invisible loin derrière eux et ils se trouvent seuls au milieu du lac.
— Vous croyez que ça va marcher ? demande alors Junko.
Meg laisse son regard s’égarer sur l’eau. Cromlech se situe en droite ligne vers le sud depuis le camp et pourtant le groupe se dirige plein ouest, comme s’il s’en revenait vers le port Himiko et leur île, Yamato, loin de l’autre côté de l’océan. Une stratégie, un subterfuge pour désorienter la surveillance du shogun.
— Qui sait ? Personne n’a tenté d’emprunter cette voie jusque-là.
— C’est lui qui a eu l’idée, confie Junko.
Elle désigne du menton un homme à la joue abîmée d’une cicatrice de brûlure. Ces cheveux sont coupés court et il se cache sous un chapeau conique de paysan, mais Megumi le reconnaît très bien. Il s’agit de Yorimasu, le peintre-samouraï. Elle l’a vite repéré dans la barque bien qu’ils aient embarqué au milieu de la nuit. Que signifie la présence du samouraï dans ce bateau ? Pourquoi a-t-il quitté sa place et son clan ? Son ami Takari est devenu ronin, compte-t-il le rejoindre ?
Il aurait pu les dénoncer, mais il aurait agi sur la berge alors. Qu’il ait coupé son chignon, symbole de sa caste, représente un geste qu’il n’aurait jamais accompli pour une simple mission.
Enfin, elle lui posera peut-être la question plus tard, sur la route de Cromlech.
— Suggérer l’idée que l’on veut retourner à Yamato… C’était bien pensé, confirme Meg.
— C’est sûr ! s’enflamme Junko. Ainsi, ils ne peuvent pas nous en empêcher. Et ils nous ont donné une barque, des vivres, des flèches. Et même des messages !
Meg laisse échapper un léger rire, Junko se joint à son humeur. La tension latente qui baignait leur fuite éclate comme une bulle, libérant leur parole et soudant leur volonté. La rive approche. L’impression que, de l’autre côté du lac immense, ils seront saufs. Y poser le pied pour bivouaquer donnera déjà le sentiment d’avoir atteint leur but.
Après tout, Amaterasu pourrait bien bénir cette évasion !